Un consommateur toujours plus amateur

Un consommateur toujours plus amateur

La consommation du champagne est démystifiée depuis belle lurette, voire décoincée. Décomplexé, le nouveau consommateur l’appréhende avec davantage de savoir, mais aussi d’exigence.

N’attendez pas de lire que le champagne a noyé son âme dans les “coquetailes“, comme l’écrivait Roger Nimier. Le mélange ne prend décidément pas. Les puristes s’en réjouissent. Et si le champagne n’avait finalement pas besoin d’une telle diversification… En tout cas, le “nouveau“ consommateur répugne à le fourvoyer, lorsqu’il n’hésite pas à mélanger un prosecco à d’autres adjuvants. Au chapitre “dilution“, la bulle champenoise fait de la résistance. Malgré quelques entorses…

Génération soda oblige, les moins de trente ans ont en revanche le palais culturellement sucré et ils optent volontiers pour le champagne demi-sec. Cela a donné l’idée, notamment à Moët & Chandon de lancer ICE, un demi-sec spécialement conçu pour être bu en cocktails, souligne-t-on au SGVC, le Syndicat général des vignerons de la Champagne, que préside Maxime Toubart.

Le champagne demeure symbole de fête, de plaisir, d’élégance, d’art de vivre à la française, et d’exception – quoique. Le cliché de la bouteille débouchée sentencieusement, à l’occasion des bons résultats de la petite, a vécu. Noël, Pâques, les fêtes des mères, des pères demeurent néanmoins des “moments champagne“. Si dans l’Hexagone, la consommation s’est maintenue(1) en 2017, la tendance depuis dix ans est à l’érosion (- 33 millions de bouteilles). Certes, 8 Français sur 10 en boivent environ 9 bouteilles chacun par an, mais le signal est là. Certains observent par exemple que la Saint-Valentin n’est plus synonyme de bulles. Et le champagne, bousculé par les cocktails – à base ou non de bulles – a encore bien du mal à s’imposer comme vin de (tout un) repas. Les cuvées dites gastronomiques sont à la peine, car d’aucuns persistent à l’assimiler à un vin d’apéritif, de moments debout davantage qu’assis, de liquide sans solide, sinon quelques canapés.

Symbole festif, le champagne s’offre avant tout : c’est l’image archétypale de la bouteille qu’on apporte à un dîner d’amis, laquelle ne doit pas coûter plus de 25 euros. Pour un dîner amoureux, les repères volent un peu en éclats, la tirelire s’ouvre plus largement, la marque prestigieuse devra scintiller et son strass gagnera à se refléter dans les yeux de l’autre. Enfin, la couleur devient volontiers rose, car le nouveau consommateur “voit la vie en rosé“, pourrait-on dire, eu égard à l’envol des ventes de champagne à la robe saumonée obtenue par ajout de vin rouge ou par macération des raisins. Ce créneau connait une hausse constante depuis plusieurs années(2).

© GRÉGORY LE MOAL

Selon une étude récente du SGV, si l’âge moyen du consommateur français est de 47 ans et si la parité est ici parfaitement respectée, la plupart sont de mauvais élèves, aussi mauvais en géographie que piètres connaisseurs du produit – son élaboration, ses secrets… Cependant, si nombre de jeunes (25-34 ans) sont à l’aise avec leur méconnaissance du produit, une partie émergente, dont les rangs s’étoffent, a sincèrement envie de savoir avec précision de quoi elle parle et ce qu’elle déguste. Il en va d’ailleurs du champagne comme des vins tranquilles. Ces “jeunes“ consommateurs avisés sont par ailleurs curieux, pas infidèles, mais plutôt “goûte-à-tout“, ils choisissent en explorateurs, avec de moins en moins d’a priori.

Christian Bedat, caviste à Biarritz, a deux types de clients : celui qui ne veut pas dépenser trop, et qui affectionne l’artisanat des petites maisons. « Il contribue au succès d’une bouteille que je vends 21 euros, d’un NM (négociant-manipulant) installé à Épernay : Bauget-Jouette », dit-il. Le second type de client est plus pointu : il recherche la cuvée particulière, le faible dosage, un blanc de blancs, du bio… « Celui-ci fait le succès de Jacquesson et De Sousa. Mon client-type est d’ailleurs surtout une femme de 35-45 ans, mariée, avec un bon job, et qui ne me demande pas forcément du champagne rosé ».

Élodie Cadiou, caviste parisienne à l’enseigne de « Et si Bacchus était une femme », jouit d’une clientèle de qualité, curieuse et à l’écoute de conseils avisés. « Mon client-type est un homme qui a entre 38 et 45 ans », dit-elle, « il est plutôt aisé mais discret. Il est très brut nature, de plus en plus préoccupé par le bio, la biodynamie, sans bien comprendre de quoi il parle, il est agréablement surpris d’apprendre que le champagne s’y soit mis, il demande d’abord de ne pas dépasser 25 euros la bouteille mais craque facilement pour un champagne à 38 euros, comme la cuvée Originelle (en biodynamie) de Françoise Bedel ». Sa boutique du 5ème arrondissement propose aussi le brut d’Elise Dechannes (Les Riceys), ou les champagnes Dosnon, petite maison qui monte. « Le brut nature de Drappier est très demandé malgré son prix (40 euros), comme le Roederer brut nature habillé par Philippe Starck en période de fêtes, synonyme d’élégance. Mon client-type ne me demande plus, comme avant, du Ruinart comme s’il prononçait le synonyme de champagne, mais il lui arrive encore de confondre le blanc de blancs avec un vulgaire mousseux ». L’éducation n’est pas terminée…

© MEL MALDONADO-TURNER

La tendance à l’exigence et à la connaissance se confirme du côté du Comité Champagne. L’interprofession souligne l’importance de l’état d’esprit – de plus en plus changeant – du client. Ainsi, le consommateur “moderne“ de champagne va-t-il en acheter moins, mais de meilleure extraction. Le regard se porte-t-il ainsi sur les cuvées particulières, les champagnes millésimés bien sûr, ou bien encore sur un extra-brut, ou sur des flacons réputés plus chers mais tant pis : « on a décidé de boire moins mais mieux », tel est le credo. Ces amateurs-là, de plus en plus hédonistes, citadins, étant prêts « à y mettre le prix », se renseignent, lisent les blogs dédiés, la presse spécialisée, discutent avec leur caviste, vont parfois sur le terrain en week-end… Conscients de la supériorité du champagne sur d’autres “sparkling“, ils confortent, s’il était besoin, l’idée que le champagne, bien que parfois dépassé en volume sur bien des marchés par des bataillons de bulles étrangères (il représente 15% des effervescents et 1% des vins du monde, 12% de la consommation mondiale des effervescents, mais 40 % de leur valeur), demeure à jamais le symbole de la qualité supérieure, ce que l’on appelle la “valeur“, soit un concept champenois indétrônable. L’excellence, encore et toujours…

(1) Le marché français est de 153,7 millions de bouteilles (légère baisse en 2017, de l’ordre de 2,5%). La filière a battu un record en 2017, avec un chiffre d’affaires de 4,7 milliards d’euros, en hausse de 3%, et de 4% en valeurs (307,3 millions de bouteilles, dont 153,6 millions à l’exportation : hausse de 3,5%), selon les données du Comité Champagne. Ce qui, en période de morosité ambiante, est un excellent signe.

(2) Si Ruinart a pensé le premier, en 1764, à colorer de jus de sureau ses moûts de blancs, c’est la Veuve Clicquot qui inventa en 1818 le champagne rosé, en ajoutant du vin rouge de Bouzy à ses moûts.

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